3.2. Travailler l'esthétique de la critique
Le designer critique se joue souvent des codes esthétiques bien ancrés dans le design traditionnel et autres tendances actuelles. Son travail se porte alors sur une esthétique intrigante, voire provocante : les choix formels plastiques questionnent, interrogent, interpellent. C’est ce qu’Anthony Dunne et Fiona Raby, pionniers du design critique et spéculatif, nomment l’esthétique de l’irréalité (Speculative Everything, 2013). Selon eux, cette esthétique dépasse la parodie, le pastiche ou les clichés, inhérents aux visuels du monde de l’innovation ou de la dystopie. L’esthétique peut sembler suivre un brief venu d’ailleurs, avec des formes et des usages dont l’étrangeté signale subtilement ou frontalement la fictionnalité. C’est ce qui peut sembler à la fois dérangeant et intrigant dans l’esthétique de ces objets : ils existent dans notre monde actuel et semblent venir d’un autre possible.
Comme évoqué dans 3.1. Passer du scénario à l'artefact ou l'expérience, le caractère “banal” de ces objets est un excellent levier de projection pour le public. En détournant des codes du quotidien, on donne une forme propre à générer de l’interrogation et de la dissonance (Max Mollon, Du design pour débattre, 2019).
Toutefois, aussi étranges et interpellants sont les objets de design critique ou spéculatif, ils gardent une part de plausibilité. Leur codification esthétique, les matériaux qui les composent, les interactions qu’ils suggèrent restent cohérents avec l’univers du scénario et le propos critique. Les artefacts sont des “fictions physiques” (A. Dunne, F. Raby) qui s’adressent donc à une audience. À ce titre, doivent être lisibles et accessibles pour ce public.
Ce dernier point souligne un équilibre essentiel : la formalisation esthétique du scénario critique ou spéculatif doit garder des points de “parité” avec ce qui est leur réalité et leurs références culturelles. Le choix du médium et des codes esthétiques d’un artefact de design critique répondent à une véritable question de design : quelle est la forme la plus adaptée pour permettre à une audience spécifique de se projeter dans la critique ou la spéculation et ainsi de nourrir sa réflexion ?
Pour aller plus loin :
- Aesthetics of unreality (p. 101), in Speculative Everything (A. Dunne & F. Raby) : https://readings.design/PDF/speculative-everything.pdf
- Speculative design: crafting the speculation (James Auger) : https://ellieharmon.com/wp-content/uploads/02-06-Auger_Design-Fictions.pdf