1.1. Une discipline eurocentrée et pétrie de ses privilèges
Les formes de design critique, et plus particulièrement le design spéculatif, sont attaquées sur leur propension à ne proposer que des visions eurocentrées et occidentales, si ce n’est néocoloniales. On peut chercher à expliquer ce biais, voire cette étroitesse de vision, en se rappelant que cette pratique qui, sous sa forme la plus récente, s’est structurée dans les grandes écoles du monde anglo-saxon. En conséquence, il lui est reproché de porter en elle les valeurs et les acquis de pays riches. Les critiques de ces designs, dont le collectif Decolonising Design, pointent une pratique de pouvoirs et de privilèges. Cette dernière, selon les critiques, manque de pluralité dans les voix et les visions qui sont exprimées. Les designers critiques sortent des mêmes écoles et portent souvent le même regard sur le monde, monopolisant de fait la prise de parole. De nombreuses communautés et régions du monde, et en premier lieu le “Global South” (que nous pourrions maladroitement traduire par le terme Pays du Sud) se trouvent exclues de la pratique du design spéculatif et critique ou ne voient pas leurs problèmes et réalités abordés par les designers occidentaux. En Europe et aux États-Unis, les designers critiques sont souvent tentés de présenter des dystopies futuristes, qui mettent en exergue les dysfonctionnements actuels et émergents de la société. Toutefois, ces fictions sombres sont des présents bien réels pour d’autres populations, ailleurs dans le monde. Pour paraphraser l'artiste-chercheuse Luiza Prado, (collectif Decolonising Design) : “votre dystopie est déjà notre quotidien”. C’est une critique forte adressée au design spéculatif et au design fiction : lors de l’étape de documentation du sujet, il est pointé le manque d’intérêt des designers occidentaux pour ce qui se déroule “ailleurs”. Cet ailleurs est multiple : il recouvre aussi bien ce qui se passe et se dit dans d’autres régions du monde, que dans le passé, ou encore dans d’autres disciplines comme l’ethnographie ou les sciences politiques. En découlent alors des productions parfois maladroites ou offensantes pour certains publics, ainsi que des dystopies superficielles perçues comme des “problèmes de riches”. Dans le cas du recours au design spéculatif et fiction pour imaginer d’autres demains, on note l’écueil de ne pas suffisamment penser les coulisses de ces futurs. Ce qui est “designé” (imaginé puis représenté) se focalise trop souvent sur des figures très visibles et bien connues : l’utilisateur, le décideur, l’opposant. Des perspectives trop eurocentrées
C’est peut-être là une des ambiguïtés les plus édifiantes du design critique-spéculatif : comment suggérer un monde préférable pour demain si on le présente ou considère uniquement selon la perspective européenne ?
En réponse, d’autres designers et artistes se saisissent du registre spéculatif et proposent des alternatives, à l’image du genre Gulf Futurism de l’artiste Sophia Al-Maria.La dystopie des uns est déjà la réalité des autres
Les invisibles restent invisibles
Les visions critiques ou spéculatives en oublient de parler de/à celles et ceux qui font en sorte qu’une telle société spéculative, alternative et par extension actuelle fonctionne (les ouvriers qui produisent les biens, les employés qui font marcher les services, etc.). L’enjeu est alors de ne pas oublier de parler ces petites mains, déjà invisibles aujourd’hui.Pour aller plus loin :