1.1. Sourcer son sujet de critique

La toute première étape d’un projet de design critique n’est pas si différente d’une démarche de design plus habituelle : il s’agit d’étudier son sujet de réflexion et d’exploration. C’est une étape importante qui vient remplir plusieurs objectifs :

  • Identifier les points de questionnement sur lesquels pourront porter la réflexion et le débat.
  • Rendre crédible et plausible sa production de design, au regard de l’état des connaissances quant à ce sujet.
  • Ne pas se laisser aller à des scénarios ou critiques, fantasmés ou clichés, pour gagner en subtilité et criticité.
  • Enrichir et peupler son univers spéculatif ou critique avec des détails qui le rendent accessible pour le public et suffisamment vivant pour créer de l’engagement. 


Rechercher et documenter les facteurs et phénomènes à l’œuvre 

Dans le cas d’un projet commissionné, la thématique d’exploration et de critique est souvent définie par - ou co-définie avec - l’organisation commanditaire. Cette thématique peut correspondre à son secteur d’activité (ex. : les assurances), ses modes organisationnels ou opérationnels (ex. : le futur de la consultation citoyenne), ou encore ses questionnements du moment (ex. : les enjeux du télétravail). Ce sujet se révèle donc plus ou moins vaste et par conséquent le spectre de documentation est plus ou moins large ; selon le périmètre du sujet, il peut être pertinent de procéder par sous-thématiques d’exploration.     

Une fois le sujet et ses sous-thèmes définis, l’étape du sourcing consiste à identifier et répertorier un large ensemble de phénomènes qui s’y rapportent. Ces phénomènes peuvent être déjà bien installés et significatifs (on peut parler de “mégatendances”) ou à l’état de signaux faibles (“émergences”). Ils peuvent aussi constituer des points de rupture (“disruptions”), c'est-à-dire des phénomènes à la marge ou à la probabilité incertaine, mais à fort impact.  

Par exemple : 

  • Thématique d’exploration : L’intelligence artificielle 
  • Mégatendance : Les “boîtes noires” : le fonctionnement des systèmes apprenants qui font fonctionner les intelligences artificielles est difficilement lisible ou compréhensible par l’humain.
  • Émergence : Des droits sont octroyés et des devoirs sont imposés aux assistants intelligents dans certaines situations.
  • Disruption : Le coût écologique de l’intelligence artificielle demande à en limiter le développement.

Pour identifier ces éléments, la bonne pratique est de privilégier une documentation très variée du sujet, avec des recherches documentaires (essais, publications scientifiques), une veille en ligne (réseaux sociaux, blogs, articles de presse) ou des études sur le terrain (observation in situ, entretiens, immersion).

Pluraliser les champs d’exploration et les angles de vue

Pour nourrir cette étape de recherche et de sourcing, une autre bonne pratique consiste à explorer la thématique par le prisme de disciplines “amies” du design critique, telles que la prospective, la sociologie, l’ethnographie, ou plus généralement les sciences humaines et politiques. Le designer va piocher dans leurs connaissances, théories, méthodes et outils, dans une logique transdisciplinaire. Ce croisement entre le design et d’autres spécialités permet de diversifier la nature des informations collectées d’une part, et d’autre part de multiplier les angles de vue pour pallier les biais de perception inhérents au travail de sourcing et d’analyse.    

Par ailleurs, il ne faut pas seulement se limiter aux travaux académiques et aller également regarder du côté des références culturelles et artistiques (science-fiction, pop culture, anticipation sociale, etc.) On y décèle notamment des fragments d’information et d’inspiration qui se veulent plus subjectifs, comme les imaginaires à l'œuvre, les espoirs et les peurs qui gravitent autour de sujets de société. Certains designers, comme le Near Future Laboratory, s’attardent tout particulièrement à recenser les curiosités et les pratiques étranges qui se passent aujourd’hui à la marge des pratiques normées. Ces éléments sont de précieux atouts lorsqu’il s’agit d’apporter une dose de bizarrerie, de décalage et même d’inconfort à des projets proposant une nouvelle normalité qui interpelle.

Mettre en exergue les enjeux et controverses

Cette phase de recherche vise moins l’exhaustivité d’un répertoire de faits et de tendances qu’une première cartographie des enjeux et des débats liés au sujet abordé. L’objectif est ici de faire émerger des problématiques d’intérêt : celles qui suscitent le questionnement, la curiosité, la controverse offrent des points de tension ; comme par exemple la tension entre une activité économique et son coût écologique. Ces problématiques se nichent aussi bien dans le débat public et les discussions médiatiques que parmi des cercles restreints d’experts. 
Les enjeux et les controverses peuvent être mis en lumière lors de l’étape de recherche ou résulter de l’analyse de ces éléments de recherche. 

Exemple : 

  • La tension entre le désir de personnalisation de son expérience en ligne et la volonté de protéger ses données personnelles.
  • La controverse et débat autour des intelligences artificielles qui développent de manière involontaire et incontrôlable les biais humains tels que le racisme ou le sexisme.
  • L’enjeu de la justice sociale dans la transition écologique.

En quelque sorte, ces enjeux, ou “points tension” ou “points de friction”, constituent le suc de la recherche et seront d’une grande utilité lors de la formulation de la critique portée par le projet. 


Pour aller plus loin : 


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Activité :
La micro-cartographie des controverses


Pour s’exercer à sourcer son sujet de critique, un exercice inspiré de la cartographie des controverses proposé par Bruno Latour et le Médialab de Sciences Po. La cartographie des controverses a pour objectif “de décrire un paysage en lui donnant une représentation capable d’en rendre la complexité facilement lisible. Cette description a pour objet une controverse, c’est-à-dire une situation de débat entre plusieurs acteurs à propos de connaissances scientifiques ou techniques qui ne sont pas encore assurées”.


L’activité :  
L’objectif de cet exercice est de documenter qui sont les acteurs et les arguments qui entourent des thèmes dans le débat public aujourd’hui. 
Quelques sujets de frictions et de controverses pour se prêter à cet exercice de collecte de sources et de cartographie critique : 

  • La 5G
  • L’édition génétique (Crispr-Cas9)
  • La surveillance en ligne

Pour dresser cette première micro-cartographie des controverses, vous pouvez vous aider la double matrice en X suivante :

Cartographie des partisans

Cartographie des opposants