2.1. Recourir à la fiction et à la spéculation pour articuler sa critique
Le design critique, et plus particulièrement ses variantes du design fiction et design spéculatif, utilise des procédés de narration. Ces procédés permettent de raconter des situations fictionnelles, mais pas si éloignées de la réalité, volontairement ambiguës et qui nous interrogent sur leur caractère préférable : cette situation est-elle déjà réelle dans une certaine mesure ? En quoi l’est-elle ? Souhaite-t-on aller vers cet horizon ? Comment y aller ou au contraire ne pas y aller ?
Esquisser des mondes plutôt que des histoires
Ce recours à la fiction et à la scénarisation amène le designer à suggérer et à esquisser des mondes possibles plutôt que de raconter des histoires. La différence est ici importante : l’objectif est de suggérer à l’audience un monde, à travers un artefact (objet, espace, service) ou une expérience (installation, film) qui en est emblématique. Contrairement aux narrations proposées par les films ou les livres, on ne suit pas le parcours d’un(e) ou plusieurs protagonistes à proprement parler, mais on immerge l’audience - par une production matérielle ou expérientielle - dans un univers dont elle devient l’actrice.
On retrouve cette idée d’esquisser un univers plus large que ce qui est simplement montré dans le projet New Mumbai (Tobias Revell, 2012). Ce travail de design spéculatif nous suggère une Inde métamorphosée par une cohabitation avec des champignons géants.
Et si… ? : la spéculation pour interpelle et interroger
Le design critique produit des artefacts qui portent en eux des amorces de récit : ils nous invitent à observer avec un regard décalé et critique des situations actuelles ou à venir, étrangement familières.L’utilisation des amorces de spéculations “Et si…” (“What if”) et “Pourquoi pas...” (“Why not”) sont des procédés narratifs importants pour le design critique. D’une certaine manière, ces amorces sont des invitations et des autorisations pour le designer à explorer des présents et des futurs radicalement différents de ce qu’ils sont aujourd’hui ou pourraient être demain.
La suspension volontaire de l’incrédulité
Derrière cette expression absconse se cache une situation à laquelle nous avons toutes et tous un jour été confrontés. Concept défini par le poète et critique Samuel Coleridge (1817), il s’agit de “l’opération mentale effectuée par le lecteur ou le spectateur d'une œuvre de fiction qui accepte, le temps de la consultation de l'œuvre, de mettre de côté son scepticisme” (Wikipédia, Décembre 2020).
Les productions de design critique reposent sur ce levier, propre à la fiction, pour mener leur démonstration critique. Ce contrat tacite entre l’auteur-designer et le public-spectateur est une condition sine qua non que l’imagination aux publics vienne combler les “trous” de la fiction, à la manière d’une carte blanche : comment on en est arrivé là, ce qu’ils feraient dans cette situation ou face à cet objet, ce qu’est devenu tel ou tel pan de la société dans le monde qui est ici présenté, quelles réactions ont accompagné l’apparition de cet objet (de) critique...
Le public s’approprie ainsi la critique et/ou l’univers spéculatif proposé. C’est bien souvent là un enjeu contre-intuitif pour les designers formés - si ce n’est conditionnés - à répondre à toutes les éventualités d’usage d’un produit. C’est un travail qui mérite attention : le design critique invite à apprendre à ne pas tout dire/tout montrer pour laisser suffisamment de place à l’audience pour qu’elle s’engouffre dans l’univers critique proposé.
Pour aller plus loin :
Patently Untrue, Bruce Sterling : https://www.wired.co.uk/article/patently-untrue
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Activité :
Petit exercice de spéculation critique
Pour illustrer le potentiel de la formule “Et si” et se donner l’occasion d’échauffer son imagination, quelques amorces de spéculation pour faire travailler son imagination :
- Et si nous vivions toutes et tous jusqu’à 150 ans ?
- Et si l’eau potable venait à se raréfier ?
- Et si les animaux et les végétaux avaient leurs propres droits et devoirs ?
- Et si Internet disparaissait du jour au lendemain ?
L’activité :
Pour ce petit entraînement à la fiction et à la spéculation critique, saisissez-vous d’un des “et si” ci-dessus et racontez à quoi ressemblerait alors notre monde !