3.2. La réception hors-contexte et prophéties autoréalisatrices
Le risque de prophétie autoréalisatrice
Et si, en spéculant sur un horizon possible ou en critiquant un état de fait, l’artefact fictionnel conduisait l'apparition de ces situations dans notre réalité ? C’est l’un des risques auxquels le designer doit prendre garde : la portée critique de l’initiative peut échouer et faire se réaliser ce qu’on cherchait justement à prévenir, à la manière d’un accélérateur ou d’un amplificateur des éléments dénoncés. Une variante de cette dérive se retrouve dans la récupération de la critique ou de la spéculation par des intérêts économiques et politiques. Autrement dit, quand le projet critiquo-spéculatif devient une source d’inspiration pour des plans lucratifs ou idéologiques. Ce qui avait été conçu comme une fiction visant à alarmer devient une réalité concrète, dont la désirabilité ne satisfait que quelques intérêts particuliers. Ces effets de bord interrogent la responsabilité du designer critique, quand bien même il est impossible de contrôler toutes les externalités d’un projet.
On peut aussi relever un autre risque, directement en lien avec le caractère provocant des designs critiques, et qui n’est pas sans rappeler la stratégie du choc, définie par l’essayiste Naomi Klein (La Stratégie du choc : la montée d'un capitalisme du désastre, 2007).
Un projet critique ou spéculatif peut tout à fait servir de ballon d’essai pour une idée radicale, qu’il ait été pensé à cet effet en premier lieu ou opportunément détourné. La diffusion de l’artefact sert alors à estimer dans quelle mesure la vision ou critique qu’il porte pourrait être acceptée par un public cible. Par ailleurs, suivant le principe d’ouverture de la fenêtre d’Overton, le “choc” produit par la critique ou la radicalité de la proposition de design peut servir à “acclimater” public à une idée moins radicale, mais qu’il n'aurait pourtant pas accepté avant ce choc.
Le projet de design critique a alors tout d’une prophétie autoréalisatrice : il crée les conditions favorables à l’apparition ou au développement de ce qu’il critique.
La réception hors-contexte
Le post-projet est aussi une source potentielle de complications pour le designer. La difficulté la plus évidente survient lorsque la fiction “s’échappe” du contexte précis dans lequel elle était exposée ou discutée. C’est par exemple la fuite d’un exercice de réflexion éthique au sein d’une organisation, qui fait appel au design critique. Ce n’était pas sa vocation d’exister dans un autre contexte. Le danger est à ce moment que la critique en devienne offensante pour certains publics ou qu’elle conduise à des quiproquos qui desservent le message critique.
Pour illustrer ce risque, on peut se plonger dans le cas de la fuite dans la presse du projet spéculatif “Selfish ledger” mené par Google X (le département d’innovation de rupture de Google) qui a mis à mal l’image de l’entreprise tout entière et est venu nourrir fantasmes et suspicions à son sujet.